Marie Nimier

L'homme du pont

Juliette Gréco - L'homme du pont

Année de sortie: 2012

Musique de: Gérard Jouannest

Album: Ça se traverse et c'est beau

L'homme du pont est un texte en prose, lu par Juliette Gréco sur une musique de Gérard Jouannest.

 

L’homme du Pont

Marie Nimier

Il portait une écharpe bleue, été comme hiver, parfois enroulée autour de son cou, parfois flottant au vent, on se voyait de loin. Je courrais, nous courrions, nous avions le même âge, mais il avait l’air plus vieux. Nous étions amoureux.

J’étais un peu gauche, il se tenait bien droit, très silencieux. Quand il parlait, c’était avec un accent. Je ne savais pas où il habitait, nous nous donnions toujours rendez-vous sur le plus vieux pont de Paris que l’on nomme Pont-Neuf - « Les Français… », disait-il, mais il ne terminait pas sa phrase. Si je voulais lui écrire, je n’avais qu’à lui glisser un mot dans les buissons du Vert-Galant.

C’était notre domaine, ce pont, notre nid, notre raison de vivre. Une salle de bal de 238 mètres de long et 20 mètres de large - sacrée surface, quand on y pense.

 

 

Longtemps je n’ai pas connu son nom. Je l’appelais l’homme du Pont-Neuf, l’homme du Pont-New - les semaines passant, il devint l’homme du Pont-Nine, puis l’homme du Pont tout court, celui qui dépassait tous les autres en mystère. Mes amies se moquaient de moi, et moi je m’en moquais, qu’elles se moquent : nous, au moins, c’était du sérieux.

 

Un samedi, il ne vint pas. J’attendis plus d’une heure côté Quai des Orfèvres, j’allais repartir quand une jeune femme qui lui ressemblait s’approcha timidement de moi. Sous mes pieds, les pavés sont devenus tout mous. Peter avait eu un accident. Peter, l’homme du Pont s’appelait Peter. C’était grave, oui, il était dans le coma. J’aurais pu demander à le voir, je ne l’ai pas fait. Je n’ai pas réussi à articuler un mot.

 

Le temps d’un bateau-mouche, et c’est trente ans qui passent. Aujourd’hui, il pleut, de ces pluies glacées de l’hiver, sans éclat, sans charme, sans rien. Je vis loin des lumières, dans un endroit où il n’y a pas de fleuve. Ma chambre donne côté jardin. Comment ai-je pu laisser repartir cette jeune femme sans un mot de réconfort, sans lui demander son adresse, ou l’adresse de l’hôpital ? Elle aussi avait un petit accent.

L’homme du Pont est-il encore vivant ?

Je dors chaque jour un peu plus mal. Je me réveille en lui parlant. J’ai rêvé l’autre nuit que le Pont s’écroulait dans un tremblement de terre. Et puis l’instant d’après, c’était la ville entière qui tombait en poussière, et le pont qui tenait debout, tout seul, préservé par la force magique de notre lien. L’instant d’après, encore, le pont se mettait à fondre, il s’agenouillait dans l’eau comme un cheval blessé, pliait l’échine, puis se disloquait en silence.

Ça m’agace, cette image, comme une pomme acide agace les dents. Si au moins il y avait eu du bruit…

Le corps se raidit, il ne veut pas que ça se termine.

Peter, il s’appelait Peter, Pierre en français, l’homme du Pont.